On
a probablement tous connu ces périodes un peu folles, un peu détachées
de toute réalité, pendant lesquelles on s'est laissé aller à vivre à
mille à l'heure, à dévorer, à se gaver, à s'enivrer des moments beaux et
forts qui passent trop vite pour qu'on prenne le risque d'en perdre la
moindre miette, on a tous couru après le temps, essayé de caser
plusieurs journées à l'intérieur de 24 petites heures, on s'est senti
pousser des ailes, mis en mouvement par une énergie dont on ne sait
jamais tout à fait d'où elle nous vient, on s'en fout un peu d'ailleurs,
l'important c'est d'avoir le jus, c'est d'avoir les muscles prêts pour
l'effort, c'est d'en avoir assez sous le pied pour continuer à bouger.
Alors
on y va, on croque et c'est grisant, on ne s'arrête plus parce que
faire des pauses c'est pour les faibles, c'est une perte de temps, c'est
gaspiller des secondes précieuses qu'on pourrait passer à vivre encore
plus intensément, et puis s'arrêter ça voudrait dire aussi stopper le
délicieux étourdissement qui ne nous quitte plus, tu sais quand la tête
te tourne un peu parce que tout ton corps est en branle, parce que ton
cœur bat fort et que tu vas encore plus vite que la vie qui grouille
autour de toi, quand tu tiens debout uniquement grâce à ton mental qui
te pousse à surpasser toutes tes limites physiques, quand tu te drogues à
l'euphorie et à l'effervescence.
Alors
on fait tout de façon frénétique, compulsive, instinctive, irréfléchie,
irraisonnée, déraisonnable aussi, on avale des kilomètres de pavés
arpentés, on fait la fête, on danse, on lève les verres et on les fait
s'entrechoquer, on trinque à l'amour et à l'amitié et au bonheur et à
l'insouciance et à la vie, on trinque à ce qu'il y a entre nous et aux
sourires qu'on s'échange et à nos yeux qui se parlent sans que nos
bouches n'aient à prononcer le moindre mot, on se rend soûls de ces
instants de complicité, on est juste assez attentifs pour ne rien rater
de ce sentiment incroyable d'être en parfaite harmonie avec soi, avec la
terre sous nos pieds, avec les autres autour. Le reste n'est que
futilité. Le reste n'existe pas.
On
ne se laisse pas redescendre, ce serait une petite mort un peu, ce
serait une fin trop brutale et on n'a pas les épaules pour ça, nous ce
qu'on veut c'est poursuivre ainsi jusqu'au bout de la nuit, jusqu'au
bout de la vie, on veut encore de la musique et le bruit des rires et
l'ivresse et la folie aussi, on veut que ça s'éternise, on n'est même
pas fatigués, et puis on se reposera quand on sera vieux, on arrêtera
quand on sera morts. Alors on danse et on chante et on partage encore,
on rit encore à s'en faire mal au bide, de cette douleur délicieuse qui
nous rappelle qu'on est vivants, de cette brûlure contagieuse qui nous
rappelle qu'on s'aime et qu'il n'y a plus que ça qui compte.
Et
pendant qu'on fait tout ça, la vie coule autour de nous, son flot
continu et imperturbable avance toujours dans le même sens, charriant
avec lui tout un lot de choses dont on ne devine même pas l'existence,
trop occupés qu'on est à ne penser qu'au plaisir, elle coule et met en
place un avenir qu'on ne soupçonne pas, elle coule et tisse un filet
dans lequel doucement elle nous emprisonne sans qu'on ne s'en rende
compte, elle coule et met de l'enjeu là où on ne s'attend pas à ce qu'il
y en ait un jour.
"On rigole, on rigole, et si ça se trouve là tout de suite, sans le
savoir, on est à un tournant de nos vies" a-t-on résumé sur Twitter hier soir.
Sans pour autant se demander si dans quelques heures, on en rira encore.
Sans pour autant chercher à avoir les idées plus claires.
Sans pour autant freiner ou au moins ralentir avant qu'il ne soit trop tard.
Sans
pour autant parvenir à être suffisamment lucide pour comprendre que ce
n'est pas parce qu'il est invisible que le mur en face n'existe pas.
Sans
savoir si c'est une question d'heures, de jours ou d'années avant que
la vie ne reprenne ses droits et nous force à prendre un virage
inattendu pour lequel on n'a jamais été si peu préparés.
Alors
chantons, dansons, trinquons, rions... jusqu'à ce que toute la poudre
qu'on se jette aux yeux ne cesse subitement de faire effet. Parce
qu'inévitablement, ce moment-là va finir par arriver.
© Isa – septembre 2014