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jeudi 14 mai 2015

Les autres, et toi.

Tu t'es toujours demandé à quoi tient la capacité des autres à rester debout, stables, décidés, assurés, confiants, quand tu n'es que glissades et chutes et vacillements et que tu dois sans cesse lutter pour retrouver l'équilibre.

Est-ce la volonté, le courage, le talent, la vie qui souffle moins fort autour d'eux qu'elle ne se déchaîne autour de toi ? Est-ce la magie, le karma, l'enfance préservée, un vécu jalonné d'appuis solides, un cocon permettant l'évolution en douceur, sans tremblement, ça ne tressaute jamais, ou jamais bien longtemps, l'amour inconditionnel des gens autour ? Est-ce un mantra répété tous les matins face au miroir, est-ce le regard d'un autre qui dit silencieusement "je suis là, tu peux avancer, ça va aller", est-ce la confiance en l'avenir qui s'annonce à la hauteur des rêves ou au contraire la conscience que tout peut s'arrêter demain et qu'il n'y a pas de temps à perdre à tergiverser ?

Quels que soient leurs ruses et leurs tuteurs, tu as toujours envié la déconcertante facilité avec laquelle ils semblent traverser les couloirs de leurs propres existences, légers, décideurs, maîtres de leurs destins, emprunts d'une stabilité qui fait mourir de jalousie tes pas mal assurés. Leurs mouvements accentuent même ton vertige, toi si bancale et craintive, tu les vois avancer alors que tu te contentes de remuer fort tous tes membres pour te maintenir, tu y arrives à peu près mais tu y laisses tellement d'énergie que tu n'envisages même plus de te déplacer, rester la tête hors de l'eau est le seul objectif.

Plusieurs fois, face à tes interrogations, on a tenté de t'expliquer que ces autres que tu admires ne sont ni plus forts ni réellement plus en équilibre que toi, peut-être donnent-ils juste mieux le change, ou peut-être es-tu juste si persuadée d'être moins capable que tu n'arrives même pas à voir leurs défaillances, peut-être les idéalises-tu à force de te dévaloriser, peut-être assombris-tu ton tableau à force de ne voir que de la lumière en eux, tu n'es plus objective, tu n'es plus clairvoyante, tu vois chez eux le liquide qu'il manque au verre qui, chez toi, est toujours à moitié vide, et pourquoi ne pas tenter l'inverse pour une fois, changer de prisme, regarder autrement, tenter l'optimisme, tenter la confiance en toi plutôt que d'imaginer que les autres y arriveront toujours mieux, pourquoi ne pas chercher les clés à l'intérieur de toi plutôt que de rester dans la comparaison qui, souffrant de ton analyse biaisée, te sera toujours défavorable ?

Et tu sais bien qu'on a raison quand on te demande de relativiser, quand on te pousse à te questionner différemment, à changer de point de vue, tu sais bien qu'il faudrait essayer de faire autrement pour voir, et pourtant tu continues selon le même schéma : tu vois le mal partout dès lors que c'est toi que tu regardes et tu inventes chez les autres une perfection qui n'a jamais existé et tu te complais dans la douleur que provoquent ces différences entre vous, à croire que tu aimes sombrer, à croire que tu aimes ta mélancolie perpétuelle et ton incapacité à en sortir, mais change un peu de personnage bon sang, arrête de te poser en victime d'un complot machiavélique fomenté par le reste du monde pour te faire croire que tu n'y as pas ta place, cesse donc de poser sur toi-même ce regard d'une exigence abjecte, il en va de ton avenir, comment pourrais-tu toucher au bonheur dans ces conditions, il en va de celui que tu espères partager avec ceux qui comptent, combien de temps supporteront-ils encore le déversement continu de tes inepties et leur incapacité à te rassurer, il en va de l'avenir de ta vision du monde, mérite-t-il à ce point que tu le juges si sévèrement ?

© Isa – mai 2015